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littérature allemande - Page 9

  • Supplice

    sulzer,la jeunesse est un pays étranger,récit,autobiographie,littérature allemande,enfance,jeunesse,homosexualité,écriture,culture« Nous avions beau savoir que nous n’échapperions pas au supplice, nous n’en restions pas moins aussi longtemps que possible dans l’eau du bain qui refroidissait. Cela ne servait pourtant qu’à retarder le martyre. La seule pensée des collants de laine, la perspective de glisser notre peau encore humide du bain dans une matière aussi rugueuse qu’un sac en jute poussiéreux, suffisait pour déclencher une envie de se gratter et un frisson de dégoût. A ce jour, j’ignore encore pourquoi le malaise que l’on ressentait en portant ces collants se dissipait au bout de quelques heures, si bien qu’on les remettait le lendemain, dimanche, sans grogner et même sans y penser, comme si cela allait de soi. Soit on s’y habituait (je refuse de le croire), soit la laine devenait plus souple et plus douce au contact de la peau. L’abandon de ces horribles collants ne vint pas d’une meilleure prise en compte du bien-être des enfants, mais de l’évolution du goût, qui finit par ne plus trouver aucun avantage à ces coutumes étranges. »

    Alain Claude Sulzer, La jeunesse est un pays étranger

    En couverture, une peinture de Michael Carson.

  • Un pays étranger

    Parfois, il suffit d’une couverture et d’un titre pour qu’un livre vienne à nous, comme avec La jeunesse est un pays étranger d’Alain Claude Sulzer (2017, traduit de l’allemand par Johannes Honigmann). En épigraphe, la citation qui a inspiré le titre, de L. P. Hartley : « The past is a foreign country. » Né en 1953, cet écrivain suisse dont je n’avais encore rien lu a reçu le prix Médicis étranger 2008 pour son premier roman traduit en français, Un garçon parfait.

    Sulzer couverture originale.jpgVoici, dix ans plus tard, La jeunesse est un pays étranger. Ni un roman, ni un récit autobiographique, comme il le précise dans la dernière des chroniques qui le constituent, mais l’auteur en est bien le personnage principal : « Il se compose de lacunes et de souvenirs, de non-dits et de dits, et aussi, je le précise, de choses passées sous silence. » Une citation à rapprocher de ce qu’il déclarait dans un entretien au Temps : « Je déteste ce que font certains auteurs américains, qui expliquent absolument tout ce qu’ils savent d’un personnage. »

    A travers des chapitres de quelques pages (j’ai imaginé dès le début qu’il pourrait s’agir de textes publiés dans la presse et certains l’ont été, en effet), Alain Claude Sulzer explore son passé – sa jeunesse – en dirigeant le projecteur tantôt vers son milieu, tantôt vers lui-même. Cela ne se limite pas pour autant à un exercice de mémoire. Il écrit pour donner forme au souvenir : portrait, récit, expérience, chaque chapitre se lit comme une nouvelle.

    L’éducation reçue de ses parents a été plutôt favorable à l’émergence d’une personnalité libre. Sa mère, une infirmière partie travailler au Portugal où elle s’était même fiancée, avait épousé, une fois revenue en Suisse, un patient rencontré dans une clinique psychiatrique près de Berne. Elle était originaire de Suisse romande, lui de Suisse alémanique. Alain Claude Sulzer a grandi à la lisière de deux cultures, entre le français de sa mère qui s’est obstinée à ne pas apprendre l’allemand et la langue de son père, devenue la sienne.

    « La maison de mon père n’était pas la maison de ma mère. » Son architecture moderne lui avait valu d’être photographiée pour une revue, mais le toit plat leur a causé des problèmes « pendant des décennies ». Sa mère avait en horreur la moquette d’un « noir de jais » où le moindre grain de poussière se voyait, ainsi que le papier peint à motifs noirs sur fond blanc des murs. L’orange, couleur préférée de sa mère avec le rouge, finit par y triompher. (Cela m’a rappelé la manière dont Isabelle Carré parlait du grand appartement où elle a grandi.)

    La jeunesse est un pays étranger revisite le mode de vie des années 1960 et 1970 à Riehen, près de Bâle : ce qu’ils écoutaient à la radio, ce qu’ils mangeaient, les voitures, l’école, les vacances, les magazines pour enfants… Sulzer mentionne souvent les mots dont on se servait chez lui, en français ou en allemand. A cause d’un problème de dos, vu qu’il refuse le sport et la gymnastique, il est inscrit au cours de ballet, au milieu d’une ribambelle de filles, ce qui ne le gêne pas.

    Autant les bâtonnets de couleur utilisés pour apprendre le calcul (la méthode des réglettes Cuisenaire, un Belge) lui répugnent, autant l’apprentissage de l’écriture « liée » l’enchante, même si son écriture finit par devenir « insolite » – « Mon écriture tout à fait personnelle était la représentante solidaire de mon originalité. » Très tôt, écrire lui apparaît comme une façon d’être au monde ; il en fera son métier.

    La vision accidentelle, quand il a douze, treize ans, d’un homme prenant sa douche, lui confirme son orientation sexuelle. Un ami l’accompagne à Paris lors d’une fugue : ils se sentaient différents des autres, voulaient devenir écrivains. Un autre ami, faute de place, le persuade de prendre chez lui un piano à queue qu’on lui offre, ce qui le ravit (lui-même aurait aimé devenir pianiste). Michael, un homme beaucoup plus âgé, célibataire, lui donne une clé de son appartement, en 1971.

    Sulzer évoque bien sûr aussi ses attaches familiales. Un des derniers textes s’intitule « Mon moi est un puzzle ». Un soir où ses parents sont absents, il s’empare d’une bouteille de gin pour accompagner sa première création sur la machine à écrire Olivetti de son père, une nuit d’ivresse totale. Le manuscrit sera refusé par l’éditeur, mais ce n’est pas pour le décourager.

    J’ai aimé le ton d’Alain Claude Sulzer pour aborder cette terre étrangère qu’est devenue pour lui sa jeunesse (comme, peut-être, à toute personne de plus de soixante ans). Un mélange d’authenticité et de détachement. Entre les faits vérifiables et ceux que sa mémoire a transformés, un fil de plus en plus visible le conduit à l’homme qu’il est devenu, un écrivain. Comme dans un autoportrait où s’ajoute au portrait une manière de peindre, ses souvenirs de jeunesse prennent vie, ici, par sa manière de les raconter.

  • Eloignement

    Mann Poche 2.jpg« Hans Castorp intervint ici. Avec le courage de l’ingénuité, il se mêla à la conversation et observa en regardant en l’air :
    « Eloignement, contemplation ! Ce sont des mots qui signifient quelque chose, qu’on entend volontiers. Nous vivons ici dans un éloignement assez considérable, il faut le dire. Nous sommes étendus à cinq mille pieds d’altitude sur nos chaises longues particulièrement confortables, et nous regardons le monde et la créature, et nous nous faisons toutes sortes d’idées. Si j’y réfléchis et si je m’efforce de dire la vérité, le lit, je veux dire la chaise longue, m’a en dix mois plus avancé et m’a donné plus d’idées que le moulin en pays plat, pendant toutes ces années passées ; c’est indéniable. »
    Settembrini le regarda de ses yeux noirs au scintillement attristé.
    « Ingénieur, dit-il oppressé, Ingénieur ! »
    Et il prit Hans Castorp par le bras et le retint un peu, en quelque sorte pour le convaincre derrière le dos de l’autre, dans le privé.
    «
     Combien de fois vous ai-je dit que chacun devrait savoir ce qu’il est et penser comme il lui sied. L’affaire de l’Occidental c’est, en dépit de toutes les propositions du monde, la Raison, l’analyse, l’action et le Progrès, non pas le lit, où se vautre le moine. »
    Naphta avait écouté. Il parla en se retournant vers eux :
    « Le moine ? Ce sont les moines qui ont cultivé le sol européen ! C’est grâce à eux que l’Allemagne, la France et l’Italie ne sont plus des forêts vierges et des marécages, mais sont couvertes de blé, portent des fruits et produisent du vin. Les moines, monsieur, ont très bien travaillé. »

    Thomas Mann, La montagne magique

    En couverture du tome 2, Charles Aznavour dans le rôle de Naphta
    dans La Montagne magique, un film de Hans W. Geissendörfer (1982)

  • Le roman du temps

    Le second tome de La Montagne Magique refermé, à regret, je reviens sur quelques scènes inoubliables racontées par Thomas Mann dans la suite du temps passé par Hans Castorp – non pas trois semaines comme prévu, mais des années – au sanatorium international Berghof dans les Alpes suisses. Le temps de s’intéresser à la botanique, à la médecine, aux astres et au mystère de la vie.

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    Hans (Christoph Eichhorn) et Clawdia (Marie-France Pisier) dans La Montagne magique,
    un film de Hans W. Geissendörfer (1982) Photo IMDb

    Dès le premier regard vers Clawdia Chauchat, une Russe mariée qui revient régulièrement au Berghof, seule, Hans est tombé amoureux d’elle. De sa place à une autre table, il épie ses faits et gestes. Quelqu’un lui a dit un jour qu’elle posait pour le conseiller Behrens – le médecin-chef peint en amateur. Quand Hans exprime le désir de voir ses œuvres, Behrens l’invite avec son cousin dans son appartement privé où ses toiles sont accrochées partout. Hans prend le temps de les examiner, même s’il a repéré aussitôt le portrait qu’il souhaitait découvrir. Une belle scène où la conversation et les gestes se déploient sur deux registres, celui de l’échange amical et celui du tumulte intérieur. Ses deux compagnons le devinent, tout en jouant le jeu.

    Un soir de Mardi gras, où tout est fait au Berghof pour procurer aux résidents l’atmosphère plaisante et licencieuse du carnaval, va enfin rapprocher Hans et Clawdia (en robe de soie) dans un véritable tête à tête : s’y confirment la prégnance du souvenir d’un certain Hippe, qui fascinait Hans à l’école, et la ressemblance entre Clawdia et lui (déjà suggérée précédemment). Cet échange intense hantera le jeune homme, d’autant plus que Mme Chauchat lui annonce son départ prévu pour le lendemain.

    Les répétitions, les variantes et les leitmotivs sont fréquents dans ce grand roman sur le temps – le narrateur revient souvent sur son thème principal : « Peut-on raconter le temps en lui-même, comme tel et en soi ? Non, en vérité, ce serait une folle entreprise. » L’organisation des journées, des semaines, le retour des fêtes du calendrier, les arrivées, les départs, les décès, tout contribue à cette structure cyclique qui fait de la vie au sanatorium une expérience si différente de la vie ailleurs, à moins qu’elle en soit la vertigineuse figuration.

    Hans aime discuter avec Settembrini, le pédagogue, l’humaniste, et trouve un nouvel aiguillon dans les controverses qui opposent celui-ci à Naphta, un petit homme laid mais bien vêtu, formé chez les Jésuites (il occupe au village l’autre appartement dans la maison du tailleur où Settembrini s’est installé sous le toit). L’« enfant gâté de la vie », comme l’appelle son mentor, est passé de l’écoute à une participation de plus en plus assurée aux débats philosophiques, qui prennent davantage d’importance dans le second tome. Mann présente ainsi dans La montagne magique l’état d’esprit et « la problématique spirituelle de l’Europe dans le premier quart du XXe siècle » (France Culture).

    Autre séquence inoubliable, une promenade solitaire en ski. Malgré le règlement qui interdit aux curistes de skier, Hans se décide un jour à acheter tout le matériel qu’il dépose chez le tailleur. Settembrini a beau lui conseiller la prudence, dès que le jeune homme skie avec plus d’assurance, il va s’échapper une après-midi, vêtu d’un simple chandail, et se laisser griser par l’atmosphère, la glisse, jusqu’à ce qu’une tempête de neige l’égare dans des visions fantasmagoriques.

    Une scène formidable a lieu peu après le retour de Mme Chauchat au Berghof : à la stupéfaction de Hans Castorp et pour son malheur, elle s’est réinstallée au sanatorium en compagnie de Mynheer Peeperkorn, un planteur de café à Java, un Hollandais imposant, quoique fiévreux. Grand mangeur et gros buveur, Peeperkorn va improviser une « bacchanale » pour fêter les retrouvailles de Clawdia avec ses anciennes connaissances jusque tard dans la nuit.

    Nous écouterons les battements du cœur de Hans, nous l’observerons qui s’efforce de faire bonne figure auprès du couple ou de modérer les oppositions entre Settembrini et Naphta qui se disputent la mission d’éveiller son intelligence. Avec lui, nous sentirons un glissement dans l’atmosphère du Berghof où l’on se livre bientôt à la musique (Behrens a offert un phonographe), voire, pour certains, au spiritisme (une jeune Danoise qu’on dit médium).

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    S’il est facile de se détacher de la marche du monde une fois qu’on réside au sanatorium, d’où le souci de Settembrini d’en faire comprendre les enjeux à Hans Castorp, certains arrivants apportent avec eux les tensions du monde d’en bas. L’atmosphère change insensiblement. Mais pour arracher Hans à la montagne magique où il se plaît « à rêver et à gouverner les ombres spirituelles des choses », il faudra un « coup de tonnerre ».

  • Un peu méchant

    Mann-Thomas-La-Montagne-Magique-tome 1 Poche.jpg« – Ha ha ha, je vous trouve un peu caustique, monsieur Settembrini.
    – Caustique ? Vous voulez dire : méchant ? Oui, je suis un peu méchant, dit Settembrini. Mon regret c’est que je sois obligé de gaspiller ma méchanceté à des sujets aussi misérables. J’espère que vous n’avez rien contre la méchanceté, mon cher ingénieur. A mon sens, c’est l’arme la plus étincelante de la raison contre les puissances des ténèbres et de la laideur. La méchanceté, monsieur, est l’esprit de la critique, et la critique est à l’origine du progrès et des lumières de la civilisation. » Et tout aussitôt, il commença de parler de Pétrarque, qu’il nomma « le père des temps nouveaux ».
    « Il est temps que nous allions à la cure de repos », dit Joachim avec sagesse. »

    Thomas Mann, La montagne magique

    En couverture du tome 1, Christoph Eichhorn dans le rôle de Hans Castorp
    dans La Montagne magique, un film de Hans W. Geissendörfer (1982)